PIANOS ESTHER

La plus ancienne maison de pianos de Wallonie

 


Exposition universelle de 1867 à Paris

Rapports du jury international

Classe 10
Instruments de musique

Par M. Fétis

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Aucun piano fabriqué dans les Etats-Unis d’Amérique n’avait paru en Europe avant 1851 ; alors MM. Chickering et fils, de Boston, envoyèrent à l’Exposition internationale de Londres un piano carré de très grande dimension, à cordes croisées, dont le son avait une puissance remarquable. A cette Exposition, Pierre Erard avait fait des efforts extraordinaires pour triompher de tous ses concurrents, et rien n’avait été négligé pour absorber sur ses instruments l’attention générale et assurer le succès qu’il ambitionnait. L’instrument de M. Chickering ne produisit pas alors l’effet qu’il méritait, comme en jugea alors celui qui écrit ce rapport. Pendant et après l’Exposition, on ne parla pas du piano américain.

Soit qu’ils eussent été mécontents du résultat obtenu par eux à Londres, soit que leur attention fût détournée par quelque intérêt plus important, MM. Chickering n’envoyèrent pas de piano à l’Exposition universelle de Paris, en 1855 ; mais on y vit un piano carré de très grande dimension, sous le nom de M. Ladd, de Boston. Cet instrument à cordes croisées et à double table d’harmonie était remarquable par la puissance et l’égalité des sons ; mais sa forme, qui n’était plus de mode, fut cause qu’on ne lui prêta pas non plus l’attention qu’il méritait. D’ailleurs, personne ne le jouait ; il resta oublié, sauf du rapporteur de l’Exposition, qui mentionna ses qualités.

Il n’y eut pas autant d’indifférence à l’Exposition internationale de Londres (1862), où MM. Steinway père et fils avaient envoyé plusieurs instruments, parmi lesquels se trouvait un grand piano de concert. Un des fils de M. Steinway avait accompagné ces instruments à l’Exposition ; il les fit jouer incessamment, et le public, charmé par leur grand son, ne cessa de s’amasser en foule pendant plusieurs mois dans le compartiment qui les contenait. Le Jury ne fut pas moins intéressé que le public par la puissance et le charme de ces pianos, particulièrement par le piano carré, égal en sonorité aux plus beaux pianos à queue. Il a été rendu compte alors dans la Gazette musicale de Paris (quatrième lettre sur les instruments de l’Exposition internationale de Londres) de l’effet produit par ces pianos. La récompense unique de cette Exposition fut décernée à MM. Steinway.

Le retentissement qu’eut en Amérique le succès obtenu par ces industriels détermina MM. Chickering à envoyer en Angleterre et en Allemagne plusieurs grands pianos, sur lesquels ils sollicitèrent l’attention des artistes les plus renommés ; déjà les virtuoses Gottschalk et Thalberg en avaient fait beaucoup d’éloges, pendant leur séjour dans les Etats-Unis. A ces noms s’ajoutèrent ensuite ceux de Léopold de Meyer, d’Alfred Jael, de Benedict, de Mme Arabella Goddard, de Moscheles, de Balfe et de beaucoup d’autres.

La lutte entre les deux plus grands établissements de fabrication de pianos américains, à savoir de MM. Steinway et Chickering, s’est produite avec un caractère fiévreux dans l’Exposition universelle actuelle de Paris : elle n’a pas eu toujours la dignité convenable ; on a usé et abusé des réclames de journaux ; mais on ne peut méconnaître le vif intérêt qu’a pris à cette lutte la foule prodigieuse qui n’a cessé de se réunir autour de ces instruments lorsqu’on y jouait. Evidemment, il y avait là quelque chose de nouveau qui impressionnait le public ; ce nouveau était une puissance de son auparavant inconnue. Ce n’est pas à dire que ce son formidable ne rencontrât que des éloges ; les partisans de la facture européenne des pianos reprochaient aux Américains de lui avoir sacrifié toutes les autres nécessités de l’art : le moelleux, les nuances délicates et la clarté. D’autres disaient que ce grand son non seulement n’est pas nécessaire pour exécuter la musique de Mozart, de Beethoven et d’autres maîtres du premier ordre, mais qu’il y serait nuisible. On peut répondre à ces amateurs de la musique classique par ces paroles du rapporteur de la classe des instruments de musique à l’Exposition de 1855 :

« Il y a toujours quelque chose à faire en ce qui tient aux « besoins de l’humanité, à quelque point de vue qu’on se place dans l’industrie, dans la science et dans l’art. L’art, la musique surtout, se transforme à de certaines époques et veut des moyens d’effet conformes à son but actuel : or, le développement de la puissance sonore est la tendance donnée à l’art depuis le commencement du XIXème siècle. La facture du piano a suivi cette tendance, particulièrement le piano de concert, qui doit souvent lutter avec des orchestres considérables, et dont les sons doivent se propager dans de vastes salles.»

A ces considérations, dont la justesse n’a pas été contestée, il faut ajouter que la nécessité d’augmenter la puissance sonore du piano a été si bien sentie en Europe, même depuis les derniers perfectionnements de l’instrument, que la recherche des moyens de la réaliser a préoccupé les acousticiens et les facteurs les plus habiles. Ce problème, le fait vient de prouver qu’il a été résolu en Amérique. Le rapporteur ne croit pas devoir traiter ici les questions de priorité et de propriété d’invention, parce que ces questions sont souvent obscures et peuvent toujours entraîner de longues discussions. En voyant les mêmes moyens mis en œuvre librement par plusieurs fabricants de pianos dans le même pays, il en conclut que ces choses y sont dans le domaine public, et son attention n’est fixée que sur le mérite de l’exécution et sur les résultats.

Le secret du grand son des pianos américains consiste dans la solidité de leur construction ; il se trouve aussi bien dans le piano carré que dans le piano à queue, car ce dernier n’a été l’objet des travaux des fabricants de New York et de Boston que depuis 1856. L’instrument dont l’usage était et est encore le plus général en Amérique est le piano carré, lequel a à peu près disparu de la fabrication européenne. Le principe de solidité des pianos américains se trouve dans un cadre en fer fondu d’une seule pièce, sur lequel s’opère la traction des cordes, au lieu de la charpente en bois des pianos européens. Le premier qui imagina d’employer ces cadres pour la solidité des instruments fut un facteur de Philadelphie, nommé Babcock ; il termina son premier instrument de ce genre en 1825. En 1833, Conrad Meyer, autre facteur de la même ville, exposa à l’Institut Franklin un piano avec un cadre complet en fer fondu. Ces industriels n’avaient pas compris les avantages de leur innovation, car les instruments étaient montés en cordes trop minces, qui n’étaient pas en rapport d’équilibre avec le cadre métallique ; leur son était maigre et sentait la ferraille.

En 1840, Jonas Chickering, de Boston, chef de la famille des facteurs de ce nom, prit un brevet d’invention pour un sommier à chevilles ayant un sillet fondu d’une seule pièce avec le cadre ; il commença à tendre sur cet appareil des cordes plus fortes, dont la sonorité était meilleure ; comme il arrive toujours, cette invention ne se perfectionna que par degrés. Aujourd’hui les cordes des pianos américains sont beaucoup plus grosses que celles dont les fabricants français, allemands et anglais font usage. Pour les mettre en vibration complète, les marteaux doivent avoir une attaque plus énergique que dans le mécanisme anglais et français ; de là l’augmentation considérable de la force des sons ; mais cet avantage est balancé par la dureté de l’attaque, qui rend le coup du marteau trop sensible ; inconvénient plus choquant encore dans le piano à queue que dans le piano carré.

Le 20 décembre 1859, la maison Steinway prit un brevet pour un système de piano à queue qui faisait disparaître, en grande partie, le défaut qui vient d’être signalé. Dans ce système, le cadre en fer reçut une disposition nouvelle pour le placement des cordes et des traverses.

Le placement de ces cordes, en forme d’éventail, fut adopté ; en divisant leur ensemble sur les divers chevalets de la table d’harmonie. Dans le dessus du piano, on continuera de placer les cordes parallèlement à la direction des marteaux, parce qu’il avait été reconnu, dans le piano carré, que cette position des cordes produit des sons plus intenses dans cette partie de l’instrument. Dans le médium, les cordes furent tendues en forme d’éventail ; de droite à gauche, autant que l’espace le permettait. Les cordes de la basse, filées sur acier, furent tendues de gauche à droite, au-dessus des autres, sur un chevalet plus élevé et placé derrière le premier.

Les avantages de ce système sont ceux-ci :
1° la longueur des chevalets de la table d’harmonie est augmentée, et l’on peut profiter de grands espaces qui n’avaient pas été utilisés jusque-là ;
2° l’espace d’une corde à l’autre est agrandi, d’où il suit que leur résonance se développe plus puissamment et plus librement ;
3° les chevalets, posées plus au centre de la table d’harmonie, et conséquemment plus éloignés des bords ferrés de la caisse, agissent avec plus d’énergie sur l’élasticité de cette table, et favorisent la puissance du son ; de plus, en gardant les mêmes dimensions pour l’instrument, la longueur des cordes se trouve augmentée,
4° la position des cordes du médium et de la basse, vers la direction du coup de marteau, produit des vibrations circulaires, d’où résultent des sons moelleux et purs.

Le système de croisement des cordes n’est pas nouveau ; il a été essayé plusieurs fois sans succès, mais il était employé sans intelligence : car, au lieu de favoriser les vibrations des cordes, en les écartant, on y portait atteinte en rapprochant ces cordes l’une de l’autre. On verra plus loin que des fabricants de pianos européens ont exposé de très bons instruments construits dans ce système.

Les pianos droits ne sont en usage dans les Etats-Unis que depuis peu d’années. MM. Steinway ont introduit dans la construction de ce genre d’instruments des nouvelles combinaisons qui assurent la solidité, si nécessaire dans le climat à température variable des Etats-Unis. Ces améliorations consistent en un double cadre en fer, avec plaque d’attache et barrages, fondus en une seule pièce. Le côté gauche de ce cadre reste ouvert, et par cette ouverture se glisse la table d’harmonie : à celle-ci s’adapte un appareil spécial, lequel consiste en un certain nombre de vis qui servent à comprimer ses bords à volonté.

Le succès de cette combinaison, pour la beauté du son et la solidité de l’accord, a déterminé MM. Steinway à appliquer le même système à la construction des pianos à queue, dont la puissance du son est devenue plus chantante et plus sympathique, par ce moyen de compression facultative de la table. MM. Steinway ont été brevetés le 5 juin 1866 pour cette importante amélioration.

De ce qui vient d’être dit se tire la conséquence que le grand son des pianos est une véritable conquête pour l’art ; conquête dont les résultats pourront s’agrandir par des perfectionnements futurs, mais dont la mérite actuel ne peut être mis en doute, si ce n’est par des préjugés d’habitude.

Les pianos de MM. Chickering et fils sont de puissants et magnifiques instruments qui, sous la main d’un virtuose, produisent de grands effets et frappent d’étonnement. Leur vigoureuse sonorité se propage au loin, libre et claire. Dans une grande salle, et à certaine distance, l’auditeur est saisi par l’ampleur du son de ces instruments. De près, il faut bien dire, à ce son puissant se joint l’impression du coup de marteau, qui finit par produire une sensation nerveuse par sa fréquente répétition. Ces pianos orchestres conviennent aux concerts ; mais, dans un salon, et surtout en les appliquant à la musique des grands maîtres, il y manquerait, par l’effet même de ce coup de marteau trop prononcé, le charme que requiert ce genre de musique. Il y a là quelque chose à faire, sur quoi le rapporteur croit devoir appeler l’attention de l’intelligent fabricant de ces grandioses instruments, sans toutefois diminuer leur mérite dans le reste.

Les pianos de MM. Steinway père et fils sont également doués de la splendide sonorité des instruments de leur concurrent ; ils ont aussi l’ampleur saisissante et le volume, auparavant inconnu, d’un son qui remplit l’espace. Brillante, dans les dessus, chantante dans le médium, et formidable dans la basse, cette sonorité agit avec une puissance irrésistible sur l’organe de l’ouïe. Au point de vue de l’expression, des nuances délicates et de la variété des accents, les instruments de MM. Steinway ont sur ceux de MM. Chickering un avantage qui ne peut être contesté ; on y entend beaucoup moins le coup de marteau, et le pianiste sent sous sa main un mécanisme souple et facile, qui lui permet d’être à volonté puissant et léger, véhément et gracieux. Ces pianos sont à la fois l’instrument du virtuose qui veut frapper par l’éclat de son exécution, et celui de l’artiste qui applique son talent à la musique de pensée et de sentiment que nous ont laissée les maîtres illustres ; en un mot, ils sont en même temps des pianos de concert et de salon, doués d’une sonorité exceptionnelle.

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